Je vous parlerai d'elles
Autant vous prévenir tout de suite.
Je vous parlerai de mes enfants. De chacun d'eux, sans distinction, sans réserve, sans pudeur.
Quand vous évoquerez les naissances de vos enfants, ceux-là même qui jouent et courent autour de vous, il est possible que j'évoque les naissances des miens, dont deux ne joueront et ne courront jamais autour de moi.
Quand vous évoquerez la différence d'âge entre vos enfants, il est possible que j'évoque la différence d'âge qu'il aurait dû y avoir entre mes enfants.
Quand vous évoquerez les cauchemars de vos enfants, il est possible que je parle des terreurs nocturnes de mon aînée, de nos visites chez la psy pour savoir si elles pouvaient être liées aux décès de ses deux petites soeurs.
Quand vous évoquerez les motivations qui vous poussent à faire du sport, il est aussi possible que je vous explique que les miennes sont directement liées à l'absence de deux de mes filles, un peu comme si je voulais compenser la distance qu'elles ne courront jamais, en les courant moi-même.
Quand vous prendrez pour repère dans le temps la naissance d'un de vos enfants, je ferai probablement pareil, que ça soit par rapport à n'importe lequel de mes enfants.
Et à tant d'autres sujets encore, il est tout à fait possible qu'à un moment de notre conversation, je parle de mes enfants nées sans vie.
Sans exagérer, sans vouloir trop en faire, sans attendre de pitié, sans chercher à vous arracher une quelconque émotion.
Alors, peut-être, vous baisserez les yeux l'espace d'un instant. Vous changerez peut-être de sujet, plus ou moins subtilement. Vous serez éventuellement mal à l'aise. Vous ne saurez probablement pas quoi répondre. L'évocation de l'une de mes filles nées sans vie jettera parfois un froid dans la conversation. Il pourra en suivre un silence gêné de votre part.
Vous vous demanderez peut-être pourquoi j'ai prononcé le prénom de l'une de mes enfants décédées.
Voilà la réponse. C'est parce qu'elles n'existent pas moins que mes deux autres enfants qui jouent, courent, crient, et rient bruyamment pendant que je vous parle. C'est parce qu'elles ne sont pas moins importantes que mon aînée et que mon petit dernier. C'est parce qu'elles ne me font pas honte. C'est parce que, quoi qu'on puisse dire ou penser, elles font partie de mon histoire, de ma famille. C'est parce que je n'ai pas moins de raison de parler de mes enfants morts, que de mes enfants vivants. C'est parce que pour continuer à vivre, il faut accepter leurs absences, et que ne pas parler d'elles, c'est ignorer qu'elles ne sont pas là. Et il faut bien continuer à vivre.
Alors, sans retenue et sans tristesse, en toute simplicité, je vous parlerai d'elles.