"joker"

Il y a des questions auxquelles on n'a pas envie de répondre. Depuis le décès de notre seconde fille, il y en a une de plus. Je dirais même qu'il y en a une qui surpasse toutes les autres.

J'étais, pendant les vacances, à la piscine avec ma fille aînée. Je la surveillais, dans le bassin pour enfants, en la laissant interagir avec les autres enfants. Un autre papa faisait de même avec ses deux filles. Je suis du genre timide/réservé, et je n'ai pas tendance à engager la conversation rapidement avec des inconnus. Mais les enfants ont la faculté d'accélérer les choses, et ma fille, insistant auprès de ces deux potentielles camarades de jeux pour participer à leurs activités, m'a amené à discuter avec ce papa. Échanges de banalités, "vous êtes arrivé quand ?", "vous repartez quand ?", "vous êtes de quel coin ?"... Il me parle ensuite de ses filles, de la première qui est calme, de la seconde qui bouge tout le temps et qu'il faut surveiller sans cesse... Une conversation ordinaire entre parents qui ne se connaissent que depuis 5 minutes... J'acquiesse, je répond sommairement, peut être par timidité, peut être aussi parce que je redoute un peu de devoir parler de ma famille à moi.

Et puis est venue cette fameuse question que je redoute depuis le décès de ma seconde fille.

"Et vous, vous en avez combien ?"

Si j'avais imaginé devoir entendre un jour cette question, je n'avais jamais pu trouver de réponse à donner. Ne pas parler de mon enfant décédée, c'est un peu nier son existence. Un peu la trahir. Un peu me trahir. D'un autre côté, je n'ai aucune envie de parler d'elle à la légère, avec un type que je ne connaissais pas 5 minutes auparavant et que je ne reverrai jamais. Je n'ai pas non plus envie, peut être par pudeur, d'entamer une conversation tellement délicate nous mettant, lui comme moi, infiniment mal à l'aise.

Combien j'ai d'enfants ? La réponse est évidente, mais je n'ai pas envie de la donner. Pourtant, je ne peux pas mentir en effaçant de ma famille ma seconde fille.

Alors j'ai répondu du mieux que j'ai pu. Je ne suis pas satisfait de ma réponse, mais je n'ai pas trouvé mieux.

"Ma première fille est là. Et nous attendons un autre enfant."

Cet homme aura peut être ressenti mon malaise. Il aura peut être compris qu'entre "une première" et "un autre", il y a de la place pour un enfant né sans vie. Ou alors, il ne se sera douté de rien. Mais moi, je n'aurai pas eu l'impression de trahir complètement mon second enfant, et je lui aurai laissé une petite place dans ma réponse...