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pas tout à fait papa
19 novembre 2014

Trois soeurs

Après la naissance sans vie de ma seconde fille, j'ai eu besoin d'imaginer son histoire, d'écrire sa trop petite vie. Ca a donné le texte intitulé "8 mois".

Pour ma troisième fille, j'ai voulu également écrire quelque chose. Je ne voulais pas quelque chose de trop ressemblant, je voulais aborder son "vécu" différemment. Je ne sais pas si c'est réussi. Voilà le résultat :

 

 

 

"Trois sœurs

 

 

     Mes parents m’ont désirée. Pas comme on désire avoir un enfant ; c’était davantage. J’étais le bébé de l’espoir. Ils ne croyaient plus en l’avenir, mais ils ont décidé de croire en moi. Dès le premier instant, j’ai porté en moi la lourde histoire de ma famille. J’étais leur fille, avant même ma conception. J’ai commencé à exister au moment même où ils ont eu la force de m’envisager. Dans leur désir, dès le premier instant, j’ai existé. 

     J’ai deux sœurs. La plus grande est âgée de 3 ans. Elle est pleine de vie, elle joue beaucoup, elle rigole beaucoup, elle respire la bonne santé et la joie. La seconde est née il y a un peu plus d’un an. Son cœur s’est arrêté quelques jours avant sa naissance. Mes parents ont souffert pour elle autant qu’ils ont été heureux à la naissance de notre aînée. La naissance d’un enfant en vie, c’est le plus beau jour d’une vie de parents. La naissance d’un enfant sans vie, c’est l’inverse : c’est une descente aux enfers, c’est une douleur inimaginable qui s’abat sur une famille, c’est la mort qui s’invite dans cette famille et qui décide de la hanter sans fin. Et puis, donc, il y a moi. L’enfant d’après. La petite lueur d’espoir dans une famille désespérée. Je ne suis pas l’enfant de remplacement, je suis le troisième enfant d’une famille endeuillée. Je suis l’avenir. Je suis un dernier petit morceau d’espoir. C’est beaucoup, pour un si simple désir d’enfant. C’est même trop. Et mes parents, conscients du poids qu’ils mettaient sur mes épaules de désir d’enfant, on fait de moi un enfant. Ils m’ont conçue, dans l’amour. Leur amour, qu’ils ont l’un pour l’autre, mais aussi dans l’amour de ma sœur ainée, et dans l’amour de ma seconde sœur. 

     C’est de cette manière que je suis arrivée dans le ventre de ma mère. Je suis un mélange parfaitement équilibré d’amour et d’espoir. 

 

 

Rencontres

 

     Je suis le prolongement de mes parents. Je suis eux, je suis leur volonté de ne pas s’arrêter de  vivre, je suis leur volonté de rendre hommage à ma seconde sœur. 

     Mais je ne suis pas le prolongement de mes deux sœurs. Nous avons chacune notre individualité. Nous ne sommes pas comme les branches d’un arbre, reliées à un même tronc. Nous sommes comme les flammes de trois bougies allumées au même grand feu. Nous avons la même origine, mais nous sommes différentes et uniques. Je sais ce que ressentent mes parents, je sais ce qu’ils vivent, car ils sont la flamme qui a allumé ma vie. Mais je ne sais pas, instinctivement, ce que ressentent précisément mes sœurs. Je les vois briller, mais je ne sais pas ce qui les fait briller. Alors, j’ai besoin d’aller vers elles. 

     La nuit, parfois, pendant qu’elle dort, je vais voir ma sœur ainée. Je m’installe près d’elle, et dans son sommeil, je la rencontre. Je peux, un peu, ressentir ce qu’elle ressent. Je peux, l’espace d’une nuit, m’entretenir avec elle. Ce que je connais de notre famille à travers mes parents, je peux le mettre en relief à travers mes rencontres avec ma sœur ainée.

     La journée, parfois, je vais voir ma seconde sœur. Elle est là, près de nous. Elle n’a pas besoin de vivre pour être présente. Elle est presque palpable. Dans les gestes et les paroles de mes parents, sans qu’ils ne s’en rendent vraiment compte, elle est présente. Dans leur façon de serrer ma sœur ainée dans leurs bras, dans leur façon de poser les mains sur ce ventre où j’ai été conçue, elle est là. Dans les larmes qu’ils ont, parfois. Dans la petite bougie qu’ils allument sur sa tombe. Dans le flot de pensées qu’ils lui adressent quotidiennement. Elle est là, tout autour de nous. Et, malgré ce que les gens qui nous entourent peuvent penser, nous ne sommes pas une famille désunie. Nous sommes là, tous ensembles. Mes deux sœurs, ma mère, mon père, et moi.  Alors, donc, parfois, je m’entretiens avec elle. Ma sœur née sans vie. Etant vivante, mais n’étant pas encore née, j’ai cette faculté de pouvoir la voir et lui parler. Et je trouve une dimension supplémentaire à notre famille. 

 

 

Des deux côtés

 

     Les existences de chacune de mes deux sœurs sont infiniment différentes. 

     D’un côté, il y a beaucoup de joie. Beaucoup de jeux. Il y a des rires, il y a des interactions, des contacts, des câlins… En ayant perdu ma seconde sœur, mes parents ont compris un peu plus la valeur de leur relation avec ma sœur ainée. Elle va, avec eux, dans des parcs, elle se promène en leur tenant la main… Ils lui montrent une infinité de choses, toutes ces choses colorées et chantantes qui les entourent. Ils lui montrent les fleurs, les animaux, ils lui montrent des livres, ils lui chantent des  chansons. Ils la chatouillent, ils rient avec elle. Elle les chatouille, aussi, et elle rit avec eux. Il y a beaucoup de bienveillance de mes parents envers elle. Quand je les vois, quand ma sœur ainée me raconte tout ça, j’ai envie d’accélérer les choses, de les rejoindre, le plus vite possible, et de rire avec eux. 

     De l’autre coté, il y a beaucoup de peine. Il y a parfois des larmes, il y a souvent de la souffrance. La souffrance de mes parents et de ma sœur ainée, qui doivent apprendre à vivre sans ma seconde sœur. La souffrance de ma seconde sœur, aussi, qui est présente de manière si abstraite, sa douleur de ne pas avoir la possibilité d’apporter même une once de réconfort à notre grande sœur et à nos parents. Il y a cette absence d’interaction. Il y a ce manque de fierté, que la plupart des parents peuvent ressentir en voyant leur enfant marcher ou dire ses premiers mots, mais que mes parents ne connaitront jamais avec leur seconde fille. Et, autant que mes parents souffrent de tout ça, il y a la tristesse de ma sœur décédée. Cette tristesse m’inquiète beaucoup, elle me fait peur. Ces moments que ma seconde sœur partage avec moi sont très difficile à entendre, mais je sens que quelque part, je peux la soulager un peu de cette peine si lourde. Alors je retourne, de temps en temps, vers elle, pour l’aider un peu. Je sais qu’une fois née, je serai de l’autre côté, et que je ne pourrai plus venir m’entretenir ainsi avec ma seconde sœur.

 

 

Au fil du temps

 

     Au fil du temps, le ventre de ma mère s’arrondi. Je grandi, et je prends un peu plus de place chaque jour. Ma sœur ainée, avec qui je m’entretiens régulièrement pendant son sommeil, est de plus en plus impatiente de me voir. Elle apprend, de jour en jour, à conceptualiser ma future arrivée, et elle matérialise ma présence en s’attardant sur le ventre de notre mère. Sa joie redouble, et elle s’imagine souvent que je suis déjà présente, en me faisait exister à travers ses poupées ou ses peluches. Son enthousiasme me fait du bien. Je me sens attendue, je me sens aimée, et ça me rempli de joie. Mes parents m'ont désirée pour que je m'épanouisse au contact de ma sœur aînée, entourée de leur bienveillance et de leur attention. Je rencontre, au travers de ces moments de joie, le sens de ma vie. Et je comprends, en apercevant cette petite ombre de peine et de douleur dans chacun de leurs regards, que je ne suis pas là pour combler le vide que ma seconde sœur a laissé : je suis là pour prendre une autre place, ma place à moi, ma place d'enfant « d'après », ma place d'enfant de l'espoir. 

     Au fil du temps, je passe un peu plus de temps avec ma seconde sœur. Je comprend un peu mieux sa peine, sa douleur, sa solitude. Elle assiste aux scènes de joie entre notre soeur ainée et nos parents sans pouvoir y participer. Elle assiste aux scènes d'affection, de câlins, sans pouvoir ressentir la chaleur des bras de nos parents. Et surtout, elle regarde impuissante les larmes couler sur les joues de nos parents sans pouvoir les sécher. Elle est seule, et dans sa solitude, elle assiste à tout ça. Alors, j'essaie de lui tenir un peu compagnie. Bien-sûr, ça ne l'aide pas beaucoup. Et puis, quelque part, elle a toujours à l'esprit qu'un jour, je participerai à ces scènes de joie, d'affection, de peine ; elle sait que ce jour là, à nouveau, elle sera seule, et ne pourra toujours qu'assister, encore et encore, à la vie de sa famille, sans pouvoir jamais y participer. Elle a tant d'amour à leur donner, tant de joie à leur communiquer, mais la vie l'a quittée, et en la quittant, l'a condamnée à ne jamais pouvoir partager cette joie et cet amour avec sa famille. C'est là sa plus grande peine. Alors, pour quelques mois, j'essaie de la soutenir dans sa solitude.

 

 

Une question

 

     Une question m'est venue. Un matin, très tôt, alors que je quittais ma soeur ainée pour aller tenir compagnie à ma seconde soeur. Depuis, j'y repense souvent. Et si j'avais je choix, que choisirais-je ? Si je pouvais décider de naître d'un côté ou de l'autre ? Irais-je vivre dans la joie et l'amour de mes parents et de ma soeur ainée, ou irais-je rejoindre notre soeur décédée pour apaiser sa peine et mettre fin à sa solitude ? Cette question est stupide. Un enfant ne peut décider de vivre ou de mourir. Mais si j'avais le choix ?

 

 

Complicités

 

     Ma soeur aînée et moi, on devient complices. On se rencontre de moins en moins la nuit, et de plus en plus le jour. Je n’ai plus besoin d’aller la voir pendant son sommeil : c’est maintenant elle qui vient me voir, la journée, quand elle est réveillée. Elle vient vers moi, et embrasse le ventre de notre mère. Elle me parle, elle rigole. Elle choisi les jouets et les peluches qu’elle me donnera quand je serai née. Je n’ai pas encore la force de lui donner des petits coups au travers du ventre de maman, mais nous nous connaissons déjà suffisamment pour qu’elle ressente mes attentes et mes réponses. Nos parents sont attentifs à ces interactions entre ma soeur et moi. Je sens qu’ils ont envie de s’émerveiller. Je sens aussi une sorte de retenue, comme s’ils avaient peur que tout s’arrête trop tôt. Je sens qu’ils ont envie d’y croire, qu’ils ont envie d’être insouciants, mais qu’ils n’y arrivent pas. Et moi, j’ai envie de leur dire que je suis là, que tout va bien, que je serai dans leurs bras dans quelques mois.

     C’est maintenant la nuit que je rejoins ma seconde soeur. La nuit, elle est plus détendue, comme si le fait de ne pas voir mes parents interagir avec notre grande soeur l’apaisait un peu. C’est pas grand chose, mais ça change beaucoup nos rencontres. Etant moins concentrée sur sa peine et sur sa solitude, elle peut profiter davantage de ma présence. Pour la première fois, elle m’accorde de l’attention. Elle se rend compte que j’ai moi aussi de la peine. Alors, je lui explique que je me sens parfois mal à l’idée de prendre la place qu’elle aurait dû avoir au sein de notre famille. Quand je lui raconte ça, quelque chose d’inattendu se produit. Elle me sourit. Elle m’explique que ce malaise est totalement injustifié. Elle me raconte que ce qu’elle redoutait plus que tout, quand son coeur s’est arrêté, c’était que nos parents arrêtent de vivre en même temps qu’elle. Elle avait peut que nos parents ne puissent donner à notre grande soeur un petit frère ou une petite soeur à la maison, auprès d’elle. Elle m’explique qu’elle était très proche de notre soeur ainée pendant toute sa petite vie dans le ventre de maman, et qu’elle ressentait intensément le besoin de notre soeur ainée d’avoir un bébé à la maison. Elle me dit que ce bébé, ça sera moi, vu qu’elle-même n’a pas pu être ce bébé. Elle me sourit encore, et me dit que c’est très bien ainsi. Nous nous serrons, l’une contre l’autre. Elle retrouve, tout contre moi, la sensation d’un coeur qui bat. Elle sourit un peu plus, et je souris aussi. Nous sommes là, réunies par l’amour de nos parents, et par l’amour que nous éprouvons l’une pour l’autre. Nous passons la nuit ensemble. Complices.

 

 

 

Plus le temps passe

 

     Plus le temps passe, plus j’ai l’impression d’apporter beaucoup à ma seconde soeur ; et plus elle m’apporte, elle aussi. A son contact, je comprends pourquoi je suis là. Elle me sourit de plus en plus, et je lui souris de plus en plus également. Parfois, même, nous rions. Nous n’avons plus besoin de parler. Je la rejoins, après que notre soeur ainée se soit endormie, et nous restons ensembles toute la nuit. 

     Plus le temps passe, et plus je suis pressée de rejoindre mes parents et ma soeur ainée. Il reste encore tant de temps, ils sont si anxieux, je voudrais tant apaiser leurs craintes. J’ai tellement envie de les aider à retrouver l’équilibre qu’ils ont perdu lors du décès de leur seconde fille, même si je sais qu’ils ne retrouveront probablement jamais tout à fait cet équilibre.

     Plus le temps passe, et plus je réalise que je vais devoir, le jour de ma naissance, abandonner un peu ma seconde soeur. Et ça, je n’en ai pas envie. Alors, plus le temps passe, plus j’ai envie de rester le plus longtemps possible dans le ventre de maman.

     De toute façon, il reste encore plusieurs mois. 

 

 

 

Danse

 

 

     Ce soir, notre soeur ainée s’est endormie, particulièrement apaisée. Parce qu’elle voulait nous rejoindre, dans son sommeil. Nous, ses deux petites soeurs. Nous ne sommes pas vraiment toutes les trois : elle vient me rejoindre dans son sommeil, et je suis en même temps aux côtés de notre soeur née sans vie. Nous sommes deux et deux, avec moi en commun, au milieu. Alors, c’est un peu comme si grâce à moi, elles sont ensembles, toutes les deux. Dans les rêves de ma soeur ainée, et dans l’omniprésence de ma seconde soeur, nous sommes réunies. Alors, nous jouons. Nous rions. Et nous dansons.

     Nous dansons, de plus en plus vite, de plus en plus fort, ivres de notre réunification pour le temps d’une nuit. Nous dansons, nous tournons, et nous rions, comme trois soeurs. Nous sommes complices, ma soeur ainée entonne les chansons que nos parents lui apprennent, et j’essaie de les chanter en même temps pour que ma seconde soeur en profite. Nous rions si fort, nous tournons si fort… 

     J’ai envie de tourner toujours, auprès de mes deux soeurs. Je ne m’arrête plus. Dans un sens, puis dans l’autre. Nous continuons, toutes les trois, nos rires emplissent le silence de la nuit, et je voudrais que ça ne s’arrête jamais.

     Mais comme pour me rappeler que ça devra forcément s’arrêter un jour, quelque chose me retient dans mes rondes folles. Je tire un peu, je n’ai pas envie d’arrêter, je force un peu plus sur cette tension. Je tourne encore un peu, et je me sens tout à coup si fatiguée de danser autant… Je poursuis un peu, dans l’inertie de ma ronde, et, épuisée, je finis par m’immobiliser…

 

 

 

 

     Je ressens l’inquiétude de mes soeurs. L’une comme l’autre, elles se sont arrêtées de danser et de chanter, et elles sont là, à côté de moi, silencieuses. Je ressens dans leur attitude que quelque chose de grave se passe, mais dans ma fatigue, je ne réalise pas vraiment ce qui les inquiète tant. Alors, j’essaie de me tourner un peu plus vers l’une, puis vers l’autre. Sans y parvenir. Je me sens serrée, tout autours du cou. Comme étranglée. J’essaie de porter mes mains à mon cou, et enfin je comprends. Mon cordon, dans ma folle danse, s’est enroulé autours de moi, puis serré intensément. Je n’ai même plus la force d’essayer de le desserrer. Doucement, ma fatigue s’intensifie. Doucement, je m’éteins. Je trouve juste le temps de lancer un regard vers ma soeur ainée.

     Pardon, grande soeur. Je ne pourrai pas venir jouer avec toi. Je ne pourrai pas venir t’aider à faire rire papa et maman. 

     Doucement, et sans retour possible, je rejoins ma seconde soeur. Dans un sens, je vais mettre fin à sa solitude… 

     Doucement, dans le ciel de mes parents et de ma soeur ainée, une nouvelle étoile commence à briller…"

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Commentaires
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Beaucoup d'émotion à vous lire, comme souvent. Milles pensées à vous et votre famille.
pas tout à fait papa
  • Je suis un papa qui souhaite, dans l'anonymat, parler du deuil de mes deux enfants nés sans vie. Si vous voulez partager certains de mes articles ou l'adresse du blog, je vous demande de me prévenir et d'attendre mon accord, afin de préserver cet anonymat
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