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pas tout à fait papa
5 janvier 2015

Vous, parents "normaux"

Je ne me sens pas comme les autres parents. Je l'ai déjà évoqué ici, cette impression d'être en dehors des cases.

Je ne suis pas comme vous, parents "normaux", qui n'avez pas été confrontés à la perte d'un bébé.

Vous, parents normaux, qui éprouvez du plaisir, et même une sorte de fierté, à parler de votre famille. Vous, qui sans vous l'avouer, attendez qu'on vous pose des questions à ce sujet. Combien avez vous d'enfants ? Quel âge ont-ils ? Combien de filles ? Combien de garçon ?

Moi, je redoute ces questions, car elles me ramènent directement au décès de deux de mes trois enfants, et que je n'ai pas envie d'en parler ; mais que je n'ai pas non plus envie de faire comme si mes deux enfants décédées n'avaient pas existé. Alors, je préfère qu'on ne me questionne pas à propos de ma famille.

Vous, parents normaux, qui vous plaigniez parfois de l'agitation de vos enfants ; de votre aîné qui n'accepte pas l'arrivée du petit dernier ; de votre fils qui se chamaille tout le temps avec sa soeur ; de votre second qui est beaucoup plus difficile que le premier...

Moi, je ne saurai jamais comment mes trois filles auraient interagit ensemble. Je ne saurai jamais si l'une aurait été plus difficile, plus chouineuse, moins attentionnée envers ses autres soeurs. J'aurais tant aimé pouvoir dire "elles se sont chamaillées toute la journée, je n'en peux plus". Mais je dois me contenter des chants et cris solitaires de ma fille aînée, qui n'aura jamais l'occasion de se disputer avec ses deux petites soeurs.

Vous, parents normaux, qui appréciez quand vos enfants jouent et rient ensemble, quand vous voyez croître leur complicité, quand vous voyez votre aîné aider le petit dernier dans ses coloriages ou dans ses jeux.

Moi, je ne peux qu'imaginer, en voyant ma fille aînée jouer avec ses poupées, quelle grande soeur elle aurait été. Et je ne peux que regretter que ses deux petites soeurs ne soient pas là, avec elle, pour profiter de son expérience et de son aide.

Vous, parents normaux, qui vous réjouissez d'apprendre qu'un couple d'amis attend un enfant ; qui en parlez comme si cet enfant était déjà là ; qui vous lancez dans des félicitations sincères et joyeuses.

Moi, j'ai peur que ce couple d'amis perde cet enfant, et tant qu'il n'est pas né, je n'ose pas les féliciter. Je n'arrive pas à me réjouir. Et quand l'enfant naît, que tout va bien, que je pourrais enfin me réjouir pour ces amis, je me ressens au fond de moi un peu de jalousie, et je ne comprend toujours pas pourquoi mon épouse et moi avons perdu à deux reprises un bébé, alors que tout est si simple pour tant d'autres couples.

Vous, parents normaux, qui vous demandez si, après avoir déposé vos enfants à l'école et avant d'aller au boulot, vous aurez le temps d'aller acheter du pain ou faire quelques courses.

Moi, je me demande si j'aurai le temps de passer par le cimetière avant la nuit pour allumer deux petites bougies sur la tombe de mes filles.

Vous, parents normaux, vous êtes heureux de voir les fêtes de fin d'année approcher, parce que toute votre famille sera réunie, et que vos enfants pourront s'amuser avec les cousins et cousines. Vous attendez avec impatience le brouhaha que feront ces enfants. Et souvent, le moment venu, vous leur demandez de jouer moins bruyamment, de moins crier, de rire moins fort.

Moi, j'appréhende ces mêmes fêtes de fin d'année, parce que ma famille ne sera pas réunie ; parce qu'au moment où ma fille aînée jouera le plus bruyamment du monde avec ses cousines, moi, je n'entendrai que le silence de ses deux petites soeurs.

Vous, parents normaux, qui, quand le désir vous vient d'avoir un bébé, en parlez tout simplement avec vos enfants, en leur demandant s'ils souhaitent un petit frère ou une petite soeur. 

Moi, je n'ose pas évoquer tout ça avec ma fille, car nous avons par deux fois voulu lui donner une petite soeur, et que par deux fois, nous avons dû lui expliquer que sa petite soeur ne viendra pas à la maison, qu'on pense fort à elle, qu'on l'aime très fort, mais que ça n'a pas suffit, et qu'elle est morte. Alors, quand nous essayons de percevoir un désir de bébé en nous, nous n'en parlons jamais avec notre fille aînée. Parce que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir lui faire ce cadeau, et nous ne voulons pas lui donner de faux espoirs.

Vous, parents normaux, qui, quand vous envisagez votre prochain enfant, pensez à sa chambre, à ses vêtements, à son lit, à la façon dont vous devrez vous organiser.

Mon épouse et moi, quand on envisage notre prochain enfant, on se demande juste si on pourra surmonter l'angoisse de la grossesse. On se demande juste si, en cas de décès de cet enfant au cours de la grossesse, on aura la force de se relever. On se demande, avant tout, si c'est une bonne idée de faire vivre à notre aînée, encore une fois, la perte d'un petit frère ou d'une petite soeur. Parce qu'avant tout, quand on envisage notre prochain enfant, on envisage sa mort avant d'envisager sa naissance.

Vous, parents normaux, qui croyez en la vie et en l'avenir, sans même y penser.

Nous, nous affrontons la mort de deux de nos enfants, et nous essayons tant bien que mal de gérer le présent, pour préparer au mieux l'avenir de notre aînée sans que la perte de nos deux autres filles ne pèse trop sur ses épaules. Et ça nous demande une réflexion de tous les instants.

Pour tout ça, nous ne seront plus jamais comme vous, parents normaux. 

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"Moi, j'ai peur que ce couple d'amis perde cet enfant, et tant qu'il n'est pas né, je n'ose pas les féliciter. Je n'arrive pas à me réjouir. Et quand l'enfant naît, que tout va bien, que je pourrais enfin me réjouir pour ces amis, je ne ressens au fond de moi un peu de jalousie"... Tout est dit. J'ai l'impression que la jalousie et la tristesse sont les seuls sentiments que j'arrive à ressentir aujourd'hui. Et nous sommes entourés de couples qui font des enfants en ce moment...
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  • Je suis un papa qui souhaite, dans l'anonymat, parler du deuil de mes deux enfants nés sans vie. Si vous voulez partager certains de mes articles ou l'adresse du blog, je vous demande de me prévenir et d'attendre mon accord, afin de préserver cet anonymat
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